John Everett Millais, "l’ornithologue"
Expliquons-nous, détaillons les rapports possibles entre ces lectures, visuelles et auditives. Gombrowicz donne l’élan, donc. Une de ses phrases, parmi d’autres, prise pour exemple : « Un malade saisira mieux l’essence profonde de la santé, car il ne la possède pas, il la désire. » Phrase immédiatement critiquable, car ce malade ne l’est pas pour rien. Sa maladie, il l’a désirée sans qu’il en sache le mot. Ceci se noue de la même façon que les nombreuses citations de Qian Zhongshu. Depuis les plus anciennes traditions poétiques chinoises jusqu’aux contemporains, Chinois ou Occidentaux, c’est la tradition pélicane de Musset, que j’ai, ce me semble, vertement critiquée ici et là quand l’occasion m’en a été donnée (Ornithologie du promeneur ; traduction du Glossaire d’oiseaux grecs d’Arcy Thompson ; Mes langues ocelles). La douleur et l’expansion poétique ! Socrate avait lui-même noté (Phédon) que le rossignol n’était point mélancolique. C’est évidemment (l’évidence est toujours nouvelle quoi qu’on en dise) que la jouissance prend le pas sur la joie et la souffrance, le plaisir et la douleur. Combien de fois ai-je lu qu’un poète prenait bien autre chose que du plaisir à parler ou écrire ! C’en est parfois très dégoûtant ! Amis, l’impudeur ne sort pas tant d’un parler de soi continûment que d’une jouissance exposée dans l’inconscience la plus plate, la plus idiote. Je ne donnerai pas d’exemple, l’impudeur sacrée poétique est partout répandue.
J’augmente, plutôt que de ressasser, mes lectures d’une anecdote. Je suis allé, sur l’avis de Jean-Baptiste Bonnin, naturaliste à la hauteur, au chenal de la Baudissière, muni de jumelles. Ce dernier point est très important, car je me suis rarement promené équipé. Voilà qu’un balbuzard pêcheur surgit, et dans la minute qui suit, l’ami scientifique, porteur, lui, d’un appareil photographique conséquent. Si le balbuzard s’avance plus loin semer quelque grabuge parmi une belle troupe de limicoles, puis s’éloigne vers Boyardville, Bonnin m’assure qu’il reviendra. De fait, une heure passe et le revoilà très nonchalant et tournicoteur. Ah ! Quelque chose l’arrête, il hésite deux fois, reprenant sa plongée, mais, soudain décidé, plonge toutes serres devant, toutes ailes jointes en arrière, sort des éclaboussures, rejoint calmement un piquet qu’il ensanglante à coups de bec sur sa proie, un mulet. Tout cela, dans l’optique de mes jumelles, puis sur l’écran détaillé par l’appareil de Bonnin, sans quoi, sans quoi ? Sans ces appareils, ces machins, aurais-je été aussi ébloui ? Pendant quelques minutes, aurais-je disposé d’une vue perçante de rapace ? Céderais-je à ces mirages ? On sait que non. Quelques quarts d’heure plus tard, exploitée à fond la présence du pêcheur affamé sur son piquet, Bonnin me faisait remarquer combien sa vie avait divergé, pour lui permettre de telles expériences. « Il y a peu, me dit-il, j’aurais été à remuer de la paperasse au bureau. » Le voilà donc libre de nombre de contraintes. Je rangeais mes jumelles, qui en sont d’autres. Je suis à ma page, en voici d’autres encore, des croyances.
Je crois entre autres aux langues ocelles qui ne sont ni parole ni langage et je viens de m’apercevoir d’un fait qui m’était étranger. Dans l’ordre des caprimulgiformes (les tête-chêvres, d’après le nom latin de l’engoulevent, réputé téter les chèvres, oui), la famille des nyctibiidés (qui trouvent leur vie la nuit) comprend deux genres, dont celui des Nyctibius, qui comprend six espèces. Le fait consiste en ceci que le chant de ces espèces varie du rugissement rauque du grand Ibijau (français) ou great Potoo (anglais) au glissando descendant sifflé de l’Ibijau à ailes blanches ou white-winged Potoo, en passant progressivement par les Ibijau à longue queue, long-tailed Potoo et Ibijau des Andes, Andean Potoo, qui produisent un rugissement nettement plus bref, puis par le rugissement en plusieurs traits descendants de l’Ibijau jamaïcain, northern Potoo et, enfin, le glissando flûté en plusieurs traits de l’Ibijau gris, common Potoo. Cette distribution est d’une évidence telle (l’évidence est toujours nouvelle quoi qu’on en dise) que je ne m’en croirai l’inventeur. Bonnin partage ce point de vue, qui m’assure que nous devrions trouver quelque thèse à ce propos. Je vérifie la mienne en écoutant les troglodytes sud-américains, mais l’étude serait trop longue à entreprendre, vu le nombre de genre dans l’ordre. L’essai se trouvera-t-il concluant chez les cassiques ? Des éthologues patentés ont remarqué la tendance au dialecte des groupes de nidification (ces oiseaux sont souvent grégaires). Je suis heureux de noter dans mes détours que la petite colonie de cassiques culs-jaunes de Sinnamary se maintient dans les manguiers du vieux pont dudit bourg guyanais. La réussite serait bien moindre chez les grives européennes, mais les arapongas (genre de la famille des cotingidés) d’Amérique du Sud me confirment.
Le Procnias albus, araponga blanc, white Bellbird, est à mon goût le plus raffiné des quatre. Il est immaculé, sa caroncule, unique, évoque l’artiste, le poète qui déplacerait de temps à autre une mèche de cheveux à droite ou à gauche de son front. Il ingurgite un bon bol d’air, puis sonne deux fois, la seconde comme en écho à la première, et fait pour conclure un petit bond en voletant sur la perche où il se tient pour ce numéro qu’il fait. L’araponga tricaronculé, three-wattled Bellbird, Procnias tricarunculatus, est caramel, ses tête et col sont seuls blancs, il porte moustache (deux caroncules de part et d’autre du bec, aux commissures) et caroncule centrale. Il sonne une fois, mais conserve très-grand-ouvert son bec pour en sortir deux ou trois notes sifflées-tirées dans le suraigu. Sa sonnerie est accompagnée d’une sorte de trépidation sur la branche et, une fois qu’il se tait, il volette un peu autour de son perchoir. Le Procnias averano, araponga barbu, bearded Bellbird, porte une barbe qui semble un plat de vers renversé, ce sont caroncules tremblotantes sous le bec, ses ailes sont noires, sa tête chocolat. Il ne sonne pas vraiment la cloche, mais frappe fort une enclume, du moins est-ce le son du marteau à la forge quand nous amenions un cheval à ferrer de neuf. Il se répète. Trente fois et plus, tranquille sur sa branche. L’araponga à gorge nue, Procnias nudicollis, bare-throated Bellbird, tient du précédent la répétition qui suit parfois son coup de glotte, le son répété est plus faible que l’initial, celui-là finit sur une résonance de triangle. Son corps est blanc comme neige comme le premier d’entre tous, sa gorge et son front nus sont vert-bleu métallique. Mon goût tient les trois derniers pour des dérivés du premier. J’accepterais volontiers qu’il soit au contraire le dernier-né, s’étant résolu au meilleur des trois autres. Le hasard aura de toutes façons bien fait les choses.
Un hasard assez passé puisque, chez les Ibijaus cités à comparaître plus haut, l’analyse phylogénétique a permis de situer le premier apparu des ibijau, potoo, araka, et autres noms possibles hors taxonomie officielle qui n’admet que la langue pseudo-latine, Phyllaemulor bracteatus donc, (notre Ibijau roux, qui roucoule, comme nous l’avions remarqué) bien indiquée son étrangeté au genre Nyctibius. Celui-ci paraît donc il y a cinquante millions d’années, laissant à suivre les six espèces qui lui succéderont, dans l’ordre : le Nyctibius grandis (Grand ibijau) et le Nyctibius aethereus (Ibijau à longue queue), quarante millions ; le Nyctibius maculosus (Ibijau des Andes) et le Nyctibius leucopterus (Ibijau à ailes blanches), trente millions ; enfin les Nyctibius griseus et Nyctibius jamaïcensis (Ibijau jamaïcain), dix millions. L’intrigue est que la différence nette entre les vocalisations (cri rauque et sifflet flûté descendant) paraît à l’époque des trente millions, puis se renouvelle à celle des dix. Avec ce léger compromis chez le Jamaïcain qui fait suivre son premier croassement d’une courte série légèrement descendante. Chez nos Procnias, l’affaire est dans le sac, réglée de même par les phylogénéticiens [1], qui se contrôlent eux-mêmes en examinant les recherches en anatomie et morphologie. Deux clades donc, intègrent la paire Procnias averano et Procnias nudicollis d’une part, et d’autre part la paire Procnias albus et Procnias tricarunculatus. La première paire ne porte pas de caroncule, leur ancêtre commun devait disposer d’une face et d’une gorge dénudée, ce qui permet au premier, l’averano, de se doter d’un plat de vermicelles sous la gorge, et le deuxième de se vernir face et gorge de vert métallisé. La seconde paire dispose d’une caroncule nasale sans doute issue de leur ancêtre commun. La différence entre les chants est assez nette dans chacun de ces clades, comme leur point commun à tous, l’effet percussif. Tiré par les cheveux, le point commun du premier serait le métal de l’enclume et du triangle ; mais rien de ce genre dans le second. Reste, d’un point de vue strictement sonore, une sorte d’égalité dans l’apparence, telle que je ne saurais dire quelle sonorité sort de quelle autre, ni du reste quel aurait pu être le son de leur ancêtre commun à tous les quatre. Bref, comme deux ronds de flan, j’en resterai là.
À moins que vous ne supportiez d’allonger la promenade ornithologique d’un long détour chez les ortalides ? Allons-y, ça ne sera ni long ni périlleux ! Les ortalides forment un des genres de la famille des cracidés dans l’ordre des galliformes. Ce vocabulaire mérite une courte pause : galliforme, voilà un nom qui rappelle au francophone son coq gaulois, l’anglais gamebird est beaucoup plus redoutable, il sent la chasse et la cuisine à plein nez ; crax est une idée de taxonome, il ne se trouve ni en latin, ni en grec ; ortalide sort de l’ortalis grec, qui désignait le poussin ou la volaille. Pas un seul habitant des Amériques pour connaître cet « ortalide ». Imaginez un savant colonisant la France et décidant que notre pinson s’appellerait désormais fink. Passons. Aux Amériques, les nombreuses langues indiennes nomment ces oiseaux d’après leurs appels, et l’espagnol conquérant, moins savant, fait de même. Prenons l’exemple de l’ortalide motmot, Ortalis motmot : créole guyanais paraqwa ; kali’na (ex galibi) paraka ; palikur (arawak), parakwa ; wayana (caribe), alangkwan ; wayampi (tupi-guarani), aragwa ; taki-taki (créole marron), wakago ; variantes espagnoles, chachalaca, guacharaca. Au montage de notre radiophonie L’ornithologie du promeneur [2], Gaël Gillon avait astucieusement proposé une ambiance sonore tropicale d’Amérique du Sud. Au vers du colibri chatonné :
« quand il sera temps de gagner l’Alaska
Alaska lieux de neige nées des dieux (etc) »,
l’arrivée de ce que je pensais, et Gillon avec moi, des perroquets, répétait à l’envi et à notre grand enthousiasme « À l’Alaska ! À l’Alaska ! À l’Alaska ! À l’Alaska ! » C’était, on l’aura deviné, des ortalides, toute une troupe d’Ortalis canicollis, l’ortalide du chaco. Les variations des vocalisations des dix-sept espèces d’ortalides ne sont point telles que l’on ne s’y reconnaisse. Ce trait aura été conservé tout du long du trajet phylogénétique.
Comme vous pouvez le constater, Mesdames et Messieurs, la piste s’est considérablement élargie. C’est que nous en avons fini de notre randonnée dans cette forêt de savoirs. Vous pouvez d’ailleurs apercevoir non loin le cul de vos quatre-quatre et autres SUV. Je vous remercie de votre attention, bonjour chez vous. Tandis que la petite troupe d’ornithologues et autres ouatchebeurdeurs amateurs s’éloigne et que les ouatures une à une quittent le parking boueux, je reste planté là, devisant intérieurement avec moi-même, insatisfait. N’ai-je pas négligé mon hypothèse, ne l’ai-je pas tout simplement ignorée, laissée de côté, tue totalement, sans aucune subtilité ? Où je voulais en venir, l’ai-je annoncé ? Je m’en serai bien gardé ! Il me vient de l’avouer, car je suis plus sévère que l’on croit, et moi le premier, qui ne désire rien d’autre que me défalquer de ces amateurs équipés, et comment ! Treillis camouflés, guêtres et chaussures montantes, vestes multipoches, boussoles, jumelles automatiques, longues-vues et trépieds, boîtiers photographiques, télés-objectifs très-gros-très-longs… « […] en Nouvelle Guinée, là où les Guinéens nomment cent-dix oiseaux, les ornithologues dénombrent cent-vingt espèces différentes » écrit Hervé le Guyader [3], qui s’intéresse à la définition de l’espèce. Certes, il faut aller loin pour découvrir ou vérifier que s’est déposé dans les langues de chasseurs cueilleurs et jardiniers un vocabulaire ornithologique plutôt connaisseur. Où l’on (qui le veut bien) vérifie que l’absence de machins qui servent à nous équiper, soit à nous asservir, n’empêche d’en connaître un bout sur la réalité. Le même on (celui qui le veut bien) y vérifie du même coup que nos sens, la vue, l’ouïe, notre comprenette et le langage, permettent de débrouiller le réel et qu’il n’y a pas de raison raisonnable autre que le progrès de les abandonner pour le grand nombre et les réserver aux spécifiés scientifiques équipés.
photo de Jean-Baptiste Bonnin
Notes
[1] « A comprehensive multilocus phylogeny of the Neotropical cotingas (Cotingidae, Aves) with a comparative evolutionary analysis of breeding system and plumage dimorphism and a revised phylogenetic classification » de Jacob S. Berv et Richard O. Prum, dans Molecular Phylogenetics and Evolution, Volume 81, décembre 2014, Pages 120-136.
[2] France-Culture, Surpris par la nuit, deux novembre 2005.
[3] « Doit-on abandonner le concept d’espèce ? », Courrier de l’environnement de l’INRA n°46, juin 2002.
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